8/25/2018 0 Commentaires Traverses / GenèsesEn mai 2015, j’écoute la radio depuis Berlin. C’est juste avant la grande crise des migrants de l’été 2015, mais l’Italie et la Grèce, aux premières lignes des arrivées qui ne cessent de croître, sont débordées et font appel à la solidarité européenne. La voix du commentateur radio m’annonce que le Premier ministre français refuse catégoriquement l’adoption de quotas de répartition des migrants dans les différents pays de l’Union Européenne. Il brandit l’argument du droit d’asile à la française pour justifier sa position. Immédiatement, je me dis : c’est le début de l’effritement. Cette position de refus va être fatale, elle entérine une absence de solidarité européenne, une incapacité à tirer les leçons de l’histoire et un aveuglement volontaire à ne pas considérer cette crise comme nécessitant une réponse forte, globale et commune. En septembre 2015, je traverse la Méditerranée pour aller à Beyrouth mettre en place une résidence de travail. Dans la chaleur étouffante, au milieu des bruits de la ville, de la pollution et des tempêtes de sable, je regarde sur mon écran d’ordinateur les images du flot incessant de réfugiés qui accoste en Grèce. Les canaux pneumatiques partent de la côte turque et s’élancent vers les îles grecques, puis ces files interminables de marcheurs, se dirigeant collectivement vers le nord de la Grèce, puis à travers la Serbie, la Hongrie, l’Autriche vers l’Allemagne. Des groupes se forment, des solidarités s’esquissent, des soutiens s’organisent. De nouvelles formes de mobilisation voient le jour, comme ces syriens, parqués dans les sous-sols de la gare Kéléti de Budapest, qui décident de défiler sur l’autoroute, bloquant ainsi le trafic routier et forçant ainsi les frontières…, avant de pouvoir monter dans des bus affrétés par l’Allemagne. Puis j’assiste à leur arrivée en Allemagne, les accueils des populations dans les gares, les habitants les bras chargés de fleurs, de peluches et de vêtements… Je voudrais être en Allemagne et participer à cet accueil. Devant mon écran, des sentiments très contradictoires me traversent. D’abord j’ai l’impression, comme il y a longtemps quand, juste après mon retour de Berlin-Est, je regardais la chute du mur à la télévision, de prendre l’Histoire à rebours. Une fois de plus, je ne suis pas là où je pense vouloir être, je ne suis pas au bon endroit au bon moment, je ne suis pas là où ça se passe. Je suis absente du théâtre des évènements, et pourtant traversée intimement par ces évènements. Dans les rues de Beyrouth, je cherche du regard les réfugiés syriens. Il n’y a pas de camps dans la ville. Les syriens se sont bricolés des habitations de fortune dans les immeubles en constructions, ils travaillent et dorment sur les chantiers, leurs enfants n’ont pas le droit d’aller à l’école libanaise et vendent des Kleenex aux feux rouges… Je suis venue à Beyrouth pour être au plus près de la Syrie. Je travaille à un projet théâtral qui sera une narration des débuts de la Révolution syrienne, des débuts de la catastrophe. Je suis venue pour tenter de comprendre mieux qu’à distance. J’ai structuré le propos du spectacle en 3 actes : 1er acte, le soulèvement, 2ème acte la répression et 3ème acte la guerre civile et la destruction. Mais là, ce que je vois en direct, c’est le 4ème acte : L’exode. A mon retour en France, rien n’est visible. Pas de réfugiés dans les rues. On raconte même que l’Etat français a affrété des bus jusqu’à la gare de Munich, mais que les candidats à la demande d’asile sur le sol français étaient peu nombreux. A la lisière de la capitale, entre le boulevard périphérique et l’hôpital Bichat, sur un terre-plein au milieu d’une avenue, il y a quelques tentes, des affaires d’enfants dans la boue, quelques journalistes avec appareils photos, quelques volontaires distribuent café chaud et couvertures. Les femmes syriennes m’interpellent en arabe en serrant les nouveau-nés dans leur bras : voilà tes frères, donne, donne, donne de l’argent ! Je tente de savoir d’où elles viennent en Syrie, peinant à croire qu’elles ont fait le chemin à pied… En quelques minutes je me déleste de quelques dizaines d’euros et je me sens des plus inutiles. En France on s’est habitué à ces scènes : de Calais à La Chapelle, depuis plusieurs années, des campements informels s’installent, des gens survivent à même le trottoir. Toutes les associations humanitaires et collectifs de citoyens y font un travail précieux que l’Etat ne reconnaît pas. Les situations dégénèrent et l’Etat finit par démanteler pour faire place nette. Ce qu’on ne voit pas n’existe pas. En novembre 2015 je suis à Francfort. L’immense gare centrale est pleine de réfugiés, familles, petits groupes de jeunes hommes, qui jusque tard dans la nuit traversent le hall, se regroupent, cherchent leur chemin. Les femmes syriennes serrent leurs enfants dans leur bras, les grandes tentes de la Croix rouge sont présentes à l’intérieur même de la gare et proposent un accueil éphémère, une boisson chaude, un soutien médical. Partout en Allemagne, chaque citoyen est confronté à cette arrivée. En juin 2016, Catherine Boskowitz et moi prenons le bus, depuis Dijon vers la Grèce. Nous traversons l’Europe comme on traverse l’Histoire, via les noms que l’on connaît des livres de classe, lieux de batailles, de sièges et de frontières mouvantes : Milan, Trieste, Zagreb, Sarajevo, Pristina, Skopje, Thessalonique enfin. Nous allons à la rencontre des réfugiés, mais aussi des Grecs qui aident les réfugiés. Nous rencontrons beaucoup de tristesse et beaucoup de misère, mais c’est aussi une des expériences les plus constructives de ces dernières années. Nous rencontrons une réelle solidarité humaine : ils sont si nombreux ceux qui, individuellement ne supportent plus l’indifférence, et font le voyage pour venir aider. Aider à faire à manger dans une cuisine de fortune au milieu d’un paysage de tentes, apporter quelques soins quand ils en ont les compétences, fournir un accès internet aux camps de toiles, faire de la musique ou jouer avec des enfants désœuvrés. Depuis, à chacun de mes passages à Berlin, je suis touchée par les éclats de voix, les échos de dialectes syriens dans le métro, les restaurants aux noms damascènes, les magasins reproduisant l’ambiance des marchés d’Alep. Les Syriens sont là. Ils apprennent de nouvelles langues, de nouvelles compétences, ils construisent de nouvelles existences, ils font des enfants, ils ouvrent des magasins. La diaspora se construit. C’est sans doute le 5e acte. Comment vivre en diaspora, déraciné, et néanmoins nourrir une identité commune. Le projet TRAVERSES est né de tout cela. De ma rage de voir l’Europe employer tant de moyens à protéger ses frontières et si peu à accueillir les migrants. De mon admiration pour ces individus qui, forcés de se projeter dans l’inconnu, déploient une énergique détermination pour continuer leur existence, maintenir leurs liens familiaux, nouer de nouvelles attaches, se construire : vivre. De mon étonnement à constater la plasticité des communautés, leur force à recommencer, reconstruire, réinventer des formes de vies communes. Du besoin d’établir une sorte de registre, infime et exemplaire, de différentes trajectoires, voyages, évolutions telle une mémoire collective. Leyla-Claire Rabih
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AuteurLeyla-Claire Rabih est metteur en scène et traductrice. Formée à la mise en scène à Berlin, elle travaille en France et en Allemagne et axe son travail autour des écritures contemporaines. Elle dirige la compagnie Grenier/Neuf, installée à Dijon. De 2011 à 2018, elle co-dirige, avec Frank Weigand, « SCENE», anthologie de textes de langue française traduits en allemand. Depuis 2013, elle travaille autour de la Syrie et crée Chroniques d’une révolution orpheline, à partir de trois textes de Mohammad Al Attar. Archives
Octobre 2018
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