Nous remontons dans les voitures et changeons de site. Le deuxième camp où nous arrivons est beaucoup plus désolé que le premier. Tout de suite, une nuée d’enfants nous entoure, des femmes nous interpellent, posent des questions, demandent d’où je viens, montrent leur enfants, font état des problèmes : celle-ci est sourde, celui-là s’appelle comme ceci. La première impression est celle d’un dénuement total. Une sensation d’impuissance me submerge. J’aurais presque envie de remonter tout de suite dans la voiture confortable de l’ONG. Souad, la jeune femme qui m’accompagne fait les présentations et propose une interview avec une très jeune femme, l’air épuisé, mais qui dit tout de suite : « Tu peux me filmer, me prendre en photo et faire ce que tu veux avec les images je m’en fiche ». On cherche un endroit à l’écart des enfants, très excités à la vue de nos appareils photos. Ici la première pièce de la maison est entièrement vide, le sol de béton juste couvert d’une natte en plastique sale. Dans un coin deux étagères accueillent les objets les plus nécessaires : un réveil, un miroir dans lequel Mazhaiya vérifie la position de son voile avant de commencer. On installe deux chaises en plastique et l’enregistreur entre nous sur une caisse. J’ai l’impression d’installer le décor de mon dernier spectacle "Chroniques d’une révolution orpheline", le dispositif d’interview pour le deuxième texte "Tu peux regarder la caméra". J’ai en tête la réflexion amusée d’un ami à qui je confiais mes difficultés à trouver des Syriens à interviewer : "Tu me fais penser au personnage de ton spectacle, cette fille qui voulait faire des interviews". Drôle de boomerang entre la fiction et la réalité. Je suis ici pour préparer un projet de théâtre. Et rattrapée par la réalité. On commence à poser quelques questions. Et c’est la réalité sordide de Mazhaiya qui nous rattrape. Elle vient du nord d’Alep, de la campagne. Elle a toujours travaillé dans les champs. Elle est analphabète. Elle semble n’avoir pas 30 ans et a 4 enfants, dont deux sont sourds. Je reconnais ici les séries de handicaps dans les fratries que j’ai déjà pu observer en Syrie, en me demandant si cela venait de mariages consanguins, les mariages entre cousins germains étant fréquents dans les milieux les plus pauvres et les plus conservateurs. Son mari est parti, elle est donc seule avec ces 4 enfants, sans ressources. Sa mère est aussi ici, avec des problèmes de santé. Les enfants ne sont pas scolarisés car les écoles publiques ne les acceptent pas et qu’elle n’a pas d’argent pour les école privées. ( Et où ? Et comment s’y rendre ?). Nous sommes dans une région agricole et je m’étonne qu’elle ne puisse pas trouver du travail, mais elle répond qu’elle ne peut s’absenter et laisser les enfants seuls. Son fils aîné a 8 ou 10 ans et vend des paquets de Kleenex ou de chewing-gum aux automobilistes au bord de la route. Il rapporte, dit-elle, parfois 3000 livres par jours (c’est l’équivalent de 1,70 € et même au Liban on ne peut rien faire). Elle nous explique qu’avec la moitié de cette somme, elle a acheté une bouteille de PepsiCola que les enfants se partagent sous nos yeux. Elle énumère ce qu’elle doit payer, le loyer pour le terrain où est posé son baraquement, le bois où est posé le plastique de la bâche, elle nous fait comprendre qu’elle est à la merci des raquetteurs et harceleurs de toute sorte, qui lui promettent un visa pour l’Europe moyennant 500 dollars, qui l’appellent la nuit en lui demandant de sortir de sa maison. Et pourtant elle est consciente de tout. Du fait quelle est vulnérable parce qu’analphabète, ne pouvant pas lire les panneaux routiers et leurs directions, du fait que ses enfants ne pourront rien faire sans instruction, que tout travail requiert d’avoir été à l’école. La chose qui a le plus changé entre sa vie d’avant et celle présente, c’est qu’elle est seule responsable de 4 vies en plus de la sienne. Pourtant elle nourrit l’espoir, ténu, oui, de revenir en Syrie, et oui que ses enfants puissent aller à l’école…
Nous remontons dans la voiture, les enfants font des grands signes de la main.
Nous répondons de la main, ravalant notre honte et notre impuissance.
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10/10/2018 0 Commentaires Najwa, un courage nouveau
L’intérieur est divisé, et cela semble être le schéma général, en deux pièces : une pièce de réception, comme un salon, autour de laquelle sont disposés des matelas en guise de banquette. Dans un coin le téléviseur sur une petite table, devant une table plus petite encore, sur laquelle je poserai le micro de l’enregistreur, des chaises en plastique. Un ventilateur sur pied rafraîchit la pièce. Les murs sont en deux parties : sur la partie inférieure, la structure de bois est habillée d’un fin grillage pour laisser passer l’air et la lumière, sur la partie supérieure, elle est recouverte d’une bâche plastique qui arrête (mais arrête-t-elle vraiment ?) le vent et le regard. Sur le côté intérieur des tissus sont agrafés à la structure en bois, et on peut les relever si on veut plus d’air et de lumière. Si ce système de ventilation semble approprié aux grosses chaleurs de l’été, je suppose que l’hiver le froid doit être redoutable. Un rideau aussi ferme aux regards la deuxième pièce, où je n’entrerai pas, et qui semble être à la fois le coin cuisine et la chambre à coucher. Dans un coin de la pièce, trois enfants jouent aux Legos. Les Legos sont abondants et ont l’air neuf. On entre, on salue. Je me présente. C’est la première fois que je dois formuler les questions en arabe je demande à mes deux complices de l’O.N.G. de m’aider par moments. Hugo s’est échappé, il est allé faire le tour du camp avec son appareil photo. La dame qui nous accueille, appelons-la Najwa, est très chaleureuse, très accueillante, prête à parler. Elle est soulagée quand je lui dis que je filmerai seulement ses mains. Elle est handicapée d’une jambe, donc tient être assise sur une chaise en plastique, parce que c’est plus confortable ou moins douloureux je ne sais pas. On relève les tissus pour que la lumière permette de filmer un peu. J’explique le projet, le protocole de l’interview et puis on démarre.
Si elle semble affectée par le fait d’avoir perdu cette mobilité, cette autonomie, en même temps elle donne l’impression d’en avoir gagné d’autres. Elle parle aisément des nouvelles connaissances faites dans cette nouvelle vie. Pour elle c’est évident, il n’y a pas de différence entre les Syriens et les Libanais. Elle évoque avec affection cette famille libanaise qui n’a cessé de l’accueillir et de l’aider, et qu’elle considère aujourd’hui comme une deuxième famille.
À travers toutes ces difficultés, Najwa s’est découvert une force et un courage qu’elle ne pensait pas avoir. Et on la croit quand on voit avec quelle vivacité elle fait face à la situation. Elle évoque la chose principale découverte au cours de cette expérience de réfugiée : sa volonté et son aptitude à aider les enfants. Elle n’a pas eu d’enfants, mais a épousé un homme qui en avait déjà. Elle s’est mise à aider les enfants de son mari, puis les enfants du camps autour d’elle. Plusieurs fois par semaine, elle les accueille dans sa maison autour d’activités ludiques et pédagogiques, qui sont soutenues par les ONG (je comprends maintenant la présence des enfants et des Legos neufs en abondance à notre arrivée). Najwa a construit une identité sociale nouvelle, on sent qu'elle bénéficie d’une reconnaissance, de la part de son mari, des habitants du camp comme des intervenants humanitaires. A la fin de l’entretien, son amie et voisine libanaise vient nous saluer. L’atmosphère est légère et chaleureuse. Lundi 1er octobre, il fait chaud cet après-midi. On prend l’autoroute vers le sud et on quitte assez vite Beyrouth. C’est un peu moins construit que vers le nord, ce n’est pas tout à fait la même enfilade d’immeubles se faisant suite, de constructions sans fin, villes se succédant les unes aux autres comme entre Beyrouth et Jounieh. Le sud de Beyrouth est plus aéré. L’autoroute longe la côte, le ruban de mer nous suit contre l’horizon. On traverse Saïda, ville très sunnite, avant d’entrer dans les territoires très chiites. Les ronds-points pourtant très rares dans ce pays, se succèdent. Le trafic est dense, chaotique. Un des ronds-points arbore une statuaire particulière : la carcasse d’un char israélien planté dans un socle de béton, vestige d’une guerre qu’on a gagné contre l’envahisseur du sud. Puis on continue sur l’autoroute. Tout à coup au milieu de l’autoroute des blocs de béton entravent le passage : barrage militaire, un soldat armé jette un œil rapide dans le véhicule ; comme aux nombreux autres barrages dans le pays, aux changements de districts, de régions, on passe. Puis l’autoroute s’arrête d’un coup, la route fait une embardée sur la droite, devient file unique, piste à peine goudronnée, serpente entre deux remblais de terre avant de continuer normalement. La route s’est un peu éloignée de la mer, qui reste visible au loin, derrière de grandes bananeraies. C’est vert, paysage agricole. Des ornements particuliers apparaissent dans le paysage. Les affiches des différents leaders des différentes factions politiques sont présentes dans tout le Liban, mais ici il y a une insistance toute particulière. Le regard rencontre à profusion de grands portraits des leaders chiites, représentés à côté de l’effigie des martyrs célèbres, de grandes banderoles avec des slogans politiques, les drapeaux jaunes ou noirs du Hezbollah, le drapeau libanais et même, à certains endroits, le drapeau iranien. On ne peut hésiter sur le leadership de la région. Quand on arrive à Tyr, « Sour » en arabe, il fait gris, et il pleuviote, mais il ne fait pas moins chaud c’est étonnant. La voiture longe des rues très commerçantes, toutes lumières allumées, se faufile entre les immeubles. Dans une rue pas très longue mais très fréquentée, parmi les magasins, au rez-de-chaussée d’un immeuble résidentiel, il y a les locaux de l’association Amel. Amel est une organisation d’aide médicale et psychosociale, fondée pendant la guerre civile, issue de la gauche libanaise, attentive à la cohésion entre les communautés. Un grand couloir central très large dessert plusieurs petites pièces. Dans le bureau principal, Mona était prévenue de notre arrivée, elle a convié deux femmes, réfugiées syriennes d’un certain âge, qui se prêteraient à une interview. La première nous salue chaleureusement, se désiste aussitôt et quitte les lieux. La deuxième nous fait bien comprendre que si elle est d’accord qu’on enregistre nos échanges, elle ne veut pas qu’on la filme, même s’il s’agit uniquement des mains. Nous nous installons dans une petite pièce de consultation. Il y a tout juste de la place pour une table d’auscultation le long du mur latéral, un petit bureau sous la fenêtre, un fauteuil à roulettes derrière, deux chaises en face, un climatiseur au dessus de la fenêtre et un ventilateur au dessus de la porte, à coté d’une étroite armoire. Pendant que j’installe le matériel, une autre femme, plus jeune, arrive pour l’interview et nous proposons de faire les deux interviews en même temps. On s’installe donc, les deux femmes derrière le bureau, dos à la fenêtre, nous de l’autre côté, l’enregistreur au milieu de la table. On a allumé le climatiseur parce que la pièce est toute petite, qu’il fait chaud et que ces deux femmes sont voilées et habillées beaucoup plus chaudement que nous. Elles répondent volontiers aux questions. La première, plus âgée, est peu loquace au départ et puis s’enhardit, elle prend de l’assurance au fur et à mesure que la deuxième répond longuement et de manière assez étayée et profonde. Elles s’écoutent, et lorsque l’une parle, je peux suivre les réactions, l’assentiment ou les désaccords, les nuances à apporter, sur le visage de la deuxième qui se retient d’intervenir.
Quand on leur demande si elles rêvent de rentrer, dans l'idéal Oui ! Mais elles savent très bien que ce n’est pas possible, et décrivent très bien cette désolation dans laquelle elles se sentent. Elles sont prisonnières. Elles ne peuvent ni penser rester au Liban, s’y établir, construire une existence, ni retourner en Syrie, pays dévasté et dangereux. Elles savent l’une et l’autre qu’il n’y a pas d’issue et c’est ce qui rend l’entretien le plus difficile. « Je ne peux pas rentrer c’est hors de question. Pour moi, cela irait, mais du temps que mes enfants sont en danger, je ne rentrerai pas. » Qu'est ce qui a changé dans leur existence, ont-elles l’impression d’avoir changé ? Khaoula dit « Depuis que je suis là, il ne s’est rien passé. Moi, je ne dis plus rien, je n’ouvre plus la bouche ! » C’est-à-dire qu’elle laisse passer toutes les humiliations, les choses choquantes dont elle est témoin. Nawal par contre, compare son existence avant en Syrie, où elle était toujours accompagnée dans ses déplacements par un frère ou un cousin, pour toutes les démarches, pour toutes les obligations officielles, avec son existence actuelle, dans un pays où elle n’a aucun repère : elle est seule responsable de ses enfants et obligée d’assumer ses responsabilité seule. Elle est donc obligée de se projeter dans un univers qu’elle ne connaît pas. Elle se déplace seule pour trouver une école, un cours, un médecin pour les besoins de ses enfants. Elle raconte cela non sans une certaine fierté, comme la prise de conscience d’une autonomie nouvellement acquise, extrêmement difficile et précaire, mais acquise quand même. Concernant la façon dont se structure une entraide entre réfugiés, Nawal parle d’une solidarité évidente de la part des palestiniens-syriens. Les autres réfugiés n’aident pas forcément mais les palestiniens-syriens, qui ont vécu dans les camps palestiniens en Syrie très longtemps avant de fuir la guerre ou la répression, sont les plus prompts à partager du pain, du sucre, du thé, à venir en aide, à donner une couverture, un matelas, un oreiller. Cela semble plus difficile entre Syriens. J’ai envie savoir, sans pour autant oser poser la question, si elles ont conscience des raisons de cette différence. Cette solidarité vient-elle de l’expérience d’avoir été réfugiés depuis trois générations ? Est-ce que c’est cela qui abolit les frontières ? Qu’est ce qui fait qu’on peut manifester de l’empathie, de la solidarité, de l’humanité dans la difficulté ? Plusieurs fois pendant l’entretien, j’ai les larmes aux yeux, plusieurs fois aussi les rires fusent. Au bout de plus de deux heures d’échanges, nous sommes tous très conscients d’une situation désespérée ; et en même temps ces deux femmes se sont rencontrées, et semblent heureuses d’avoir parlé, en tous cas c’est l’impression qu’elles me font. Nous les raccompagnons en voiture dans la nuit tombante. Les politesses d’usage s’échangent : « Venez, entrez chez nous, entrez prendre un café, restez dîner chez nous, restez dormir chez nous… ». Quand on pense à leurs conditions de vie, cette hospitalité est touchante, et pourtant rapidement contrée..
En attendant je m’assieds sur un banc, parmi les autres syriens venus pour la même chose. Il y a des familles entières. Une jeune femme chrétienne, cheveux au vent, dont les deux enfants arborent, comme elle, une croix au bout d'une longue chaîne autour du cou. À côté, une fratrie musulmane, ils sont sept, de 6 à 18 ans, avec tous le même regard bleu et tranquille, le même air doux. Les quatre filles aînées sont voilées et habillées de longue robes ou manteaux. Tous attendent. Les plus jeunes s’impatientent, et se taquinent en silence, jeux de mains, petites tapes pour surprendre et ennuyer le plus proche, sourires en coin. Je demande : tous les membres de la famille doivent se présenter ? Oui. C’est obligatoire, même si seul le père passe au guichet, l’employé demande parfois : ta famille est là ? Et jette rapidement un œil distrait dans la cour. Cela ne manque pas d’arriver : un employé en uniforme apparaît dans l’embrasure de la porte de l’autre préfabriqué, avec un homme d’âge moyen, qui indique du bras sa progéniture sur les bancs, au premier rang, bien visible depuis la porte. La mère, assise, tient ses enfants par l’épaule, les enjoint discrètement à se tenir droit. Tous sont habillés très correctement (pour l’occasion ?), bien coiffés. L’apparence a l’air de jouer un rôle important puisqu‘on me dit que certains adultes sont refoulés s’ils arrivent en short et non en pantalon dans la chaleur de l’été. L’employé passe les enfants en revue quelques secondes, hoche de la tête, rentre à nouveau dans son bureau avant que le père n’en ressorte, et que la famille quitte les lieux l’air satisfait. Mon accompagnateur a fait vérifier tous ses papiers. A reçu un numéro. Il faut attendre. Mais surprise, on l’appelle bien plus tôt que ce que le numéro ne laissait supposer. Le candidat est tendu, il dit : « Tout peut encore être remis en question : chaque fois, je crois avoir tous les papiers requis et l’employé découvre un document manquant et me demande de revenir : la demande n’est pas recevable. » Quand on l’appelle il disparaît dans un préfabriqué, je l’aperçois s’assoir face à un employé, sortir un à un les documents. Il ressort assez vite, l’air soulagé, presque goguenard, et me souffle « victoire ! » avec un geste furtif de la main, avant de s’engouffrer dans un deuxième préfabriqué, que je devine être le guichet bancaire, en tous cas celui où les demandeurs s’acquittent des taxes, timbres fiscaux ou autres droits de séjour ou frais de dossier… Il prend place dans la file. Puis en ressort, se dirige enfin vers le troisième préfabriqué, d’où était apparu l’employé en uniforme, auquel j’accorde maintenant plus de pouvoir qu’aux autres. J’attends encore un peu. J’observe les va-et-vient des requérants et des employés entre les préfabriqués, selon un ordre que je ne comprends pas. Il y a aussi des femmes très assurées, en jean et le verbe haut, avec piles de dossiers sous le bras. Peut-être ce sont des avocates qui viennent défendre le dossier de certains réfugiés ? J’aimerais bien le croire. Au bout d’un moment, la personne que j’accompagne réapparaît, tenant fièrement un récépissé tamponné : la demande est en cours. Réponse dans 25 jours, ou dans 2 mois. Avant de recommencer l’année prochaine. 9/18/2018 1 Commentaire Les méandres de la recherche
Et puis tout change. Jeudi 13 septembre, nous réalisons une première interview. Avec Omar donc, auteur et metteur en scène syrien. Nous nous connaissons déjà un peu, et il a accepté de nous servir de « cobaye », de se prêter au jeu des questions, afin même de pouvoir les remettre en question. Omar commence par une mise en garde de taille. Tout ce qui va être dit est bien réel. Ce ne sont pas des histoires, bien que je veuille en faire les lignes narratives d’un spectacle à venir. Il me rappelle : toi tu es loin de nous, de notre réalité, mais ce ne sont pas des historie, ce sont nos existences. Puis l’interview est passionnante, il parle avec intelligence et humour des situations terribles qu’il a traversées, de la rapidité avec laquelle il a pris des décisions irrévocables et lourdes de conséquences. Il parle de la combativité et du désespoir, de la façon dont le regard qu’il porte sur l’existence a changé. De la façon dont son existence elle-même a changé. Il raconte comment depuis qu’il est à Beyrouth, il ne sort quasiment plus de chez lui mais a besoin de temps. Pour penser. Réfléchir. A lui même et au monde. Omar a une connaissance solide de l’histoire, et une réflexion très profonde sur l’état socio-politique du monde arabe, sur ses complexités communautaires. Et beaucoup d’humour. C’est rare. C’est le premier moment où je suis convaincue de la nécessité de ce projet et de ces paroles, et de ma présence ici. Le temps n’a plus d’importance : ce qui importe c’est de récolter cette parole, d’offrir cet espace de réflexion et de formulation. Puis de trouver la forme adéquate pour partager ces trajectoires personnelles.
9/10/2018 0 Commentaires Premiers joursIl y a quelque chose de très ambivalent pour moi dans le fait de venir ici à Beyrouth. Cette ville détruite par des années de guerre, par des années de spéculation immobilière et de corruption, de construction sans aucun sens de l’urbanisme. Il y a quelque chose de très ambivalent pour moi dans le fait de venir chercher ici des traces de l’histoire syrienne. Tous les bâtiments ici rappellent la guerre, tout comme l’hélicoptère qui passe au-dessus de moi en ce moment, tous les bâtiments me rappellent ceux que je ne verrai pas : ceux qui sont à 90 km d’ici, de l’autre côté de la frontière. Les villes syrienne détruites que je ne verrai pas : les bâtiments, la vie quotidienne pendant la guerre, tous ces petits arrangements que les gens ont dû faire pour continuer de vivre : récupérer l’eau, détourner les tuyaux, rétablir l’électricité, toutes ces stratégies pour réparer après un bombardement, un obus… Survivre. Résister à la chaleur, déjouer les intempéries. Il y a quelque chose d'ambivalent à être ici. Dans cette ville où je peux indifféremment parler le français et l’arabe, laisser planer le doute sur mon identité et mes origines. Être heureuse quand on ne me pose pas la question, quand je passe incognito pour une chrétienne du quartier en achetant mes nus pieds à 10 000 lires libanaises, c’est à dire 5 €. Être maligne quand on me pose la question « Vous êtes libanaise ? » et répondre en évitant les révélations qui fâchent, « Je suis française mais j’ai des origines ici » . Quand on me félicite de mon arabe… Ne pas dire dans ce quartier très chrétien et très à droite (les affiches annonçant les activités scouts de l’église du quartier arborent des photos de jeunes faisant un salut.. presque hitlérien…) que je suis d’origine syrienne. Au risque de voir la bienveillance de mon interlocuteur disparaître. Mais je fais attention, je m’adapte, je me fonds. Je marche dans les rues de Furn El Chebback, mon œil est attiré immanquablement par les traces, les cicatrices des combats, les détails qui ont été refaits et qui tentent de masquer les trous en rafale sur une façade, tiens-là les marches d’escalier rabotées par peut-être des éclats d’obus , un petit balcon rafistolé, là encore les gens continuent de s’accrocher pour vivre. Il me semble urgent de voir cela avant que tout ne soit remplacé. Car partout on construit. Partout des chantiers. On construit des tours résidentielles, qui semblent rester vides, celle qui est à 5m de notre immeuble est de 12 étages, il y a 2 appartements occupés, un au 4e, l’autre au 9e étage. Le soir, je peux voir la bonne philippine qui prépare le lit des enfants. On continue de détruire Beyrouth pour laisser la place à de grandes tours sans homme et sans style, il faut bien le dire. Cette espèce d’acharnement de l’œil à débusquer les traces de la guerre et des stratégies de survie sur les bâtiments me rappelle mes premiers temps à Berlin bien-sûr. C’est la même obsession. Mais cela me rappelle aussi mes promenades dans les contreforts du Tibet avec Didier il y a quelques années. Être le spectateur d’un monde qui disparaît, voilà peut-être ce qui m’intéresse le plus. Non pas ce spectacle de la disparition mais plutôt être le scrutateur de ce qu’il reste, de ce qui s’acharne, de ce qui demeure, de ce qui résiste à l’effacement et à la disparition. Ici de mon balcon je ne peux pas voir les montagnes qui sont en face de moi. Leur sommet disparaît dans la brume, sous l’effet de la chaleur ou de la pollution ou des deux à la fois. Je repère les lumières urbaines qui grimpent le long des flancs, qui s’évanouissent dans la brume. Je sais que de l’autre côté des montagnes, derrière le Mont Liban il y a la plaine de la Bekaa. Je sais qu’après il y a la frontière syrienne. Donc si je regarde vers les montagnes, au bout de cette route qui grimpe dans la ville, de l’autre côté c’est Damas. Damas c’est encore plus mystérieux pour moi, je m’y sentirais encore plus étrangère. A Damas, à Alep, à Homs, je ne pourrais pas laisser aller mon regard à faire l’état des lieux des destructions, à traquer les traces de la guerre. Beyrouth est pour moi une ville de substitution. Comme Berlin était une ville de substitution il y a des années. Et c’est dans ces villes de substitution que je me sens le mieux, pouvant jouer des allées et venues, des détours, tant géographiques qu’identitaires. 8/25/2018 0 Commentaires Traverses / GenèsesEn mai 2015, j’écoute la radio depuis Berlin. C’est juste avant la grande crise des migrants de l’été 2015, mais l’Italie et la Grèce, aux premières lignes des arrivées qui ne cessent de croître, sont débordées et font appel à la solidarité européenne. La voix du commentateur radio m’annonce que le Premier ministre français refuse catégoriquement l’adoption de quotas de répartition des migrants dans les différents pays de l’Union Européenne. Il brandit l’argument du droit d’asile à la française pour justifier sa position. Immédiatement, je me dis : c’est le début de l’effritement. Cette position de refus va être fatale, elle entérine une absence de solidarité européenne, une incapacité à tirer les leçons de l’histoire et un aveuglement volontaire à ne pas considérer cette crise comme nécessitant une réponse forte, globale et commune. En septembre 2015, je traverse la Méditerranée pour aller à Beyrouth mettre en place une résidence de travail. Dans la chaleur étouffante, au milieu des bruits de la ville, de la pollution et des tempêtes de sable, je regarde sur mon écran d’ordinateur les images du flot incessant de réfugiés qui accoste en Grèce. Les canaux pneumatiques partent de la côte turque et s’élancent vers les îles grecques, puis ces files interminables de marcheurs, se dirigeant collectivement vers le nord de la Grèce, puis à travers la Serbie, la Hongrie, l’Autriche vers l’Allemagne. Des groupes se forment, des solidarités s’esquissent, des soutiens s’organisent. De nouvelles formes de mobilisation voient le jour, comme ces syriens, parqués dans les sous-sols de la gare Kéléti de Budapest, qui décident de défiler sur l’autoroute, bloquant ainsi le trafic routier et forçant ainsi les frontières…, avant de pouvoir monter dans des bus affrétés par l’Allemagne. Puis j’assiste à leur arrivée en Allemagne, les accueils des populations dans les gares, les habitants les bras chargés de fleurs, de peluches et de vêtements… Je voudrais être en Allemagne et participer à cet accueil. Devant mon écran, des sentiments très contradictoires me traversent. D’abord j’ai l’impression, comme il y a longtemps quand, juste après mon retour de Berlin-Est, je regardais la chute du mur à la télévision, de prendre l’Histoire à rebours. Une fois de plus, je ne suis pas là où je pense vouloir être, je ne suis pas au bon endroit au bon moment, je ne suis pas là où ça se passe. Je suis absente du théâtre des évènements, et pourtant traversée intimement par ces évènements. Dans les rues de Beyrouth, je cherche du regard les réfugiés syriens. Il n’y a pas de camps dans la ville. Les syriens se sont bricolés des habitations de fortune dans les immeubles en constructions, ils travaillent et dorment sur les chantiers, leurs enfants n’ont pas le droit d’aller à l’école libanaise et vendent des Kleenex aux feux rouges… Je suis venue à Beyrouth pour être au plus près de la Syrie. Je travaille à un projet théâtral qui sera une narration des débuts de la Révolution syrienne, des débuts de la catastrophe. Je suis venue pour tenter de comprendre mieux qu’à distance. J’ai structuré le propos du spectacle en 3 actes : 1er acte, le soulèvement, 2ème acte la répression et 3ème acte la guerre civile et la destruction. Mais là, ce que je vois en direct, c’est le 4ème acte : L’exode. A mon retour en France, rien n’est visible. Pas de réfugiés dans les rues. On raconte même que l’Etat français a affrété des bus jusqu’à la gare de Munich, mais que les candidats à la demande d’asile sur le sol français étaient peu nombreux. A la lisière de la capitale, entre le boulevard périphérique et l’hôpital Bichat, sur un terre-plein au milieu d’une avenue, il y a quelques tentes, des affaires d’enfants dans la boue, quelques journalistes avec appareils photos, quelques volontaires distribuent café chaud et couvertures. Les femmes syriennes m’interpellent en arabe en serrant les nouveau-nés dans leur bras : voilà tes frères, donne, donne, donne de l’argent ! Je tente de savoir d’où elles viennent en Syrie, peinant à croire qu’elles ont fait le chemin à pied… En quelques minutes je me déleste de quelques dizaines d’euros et je me sens des plus inutiles. En France on s’est habitué à ces scènes : de Calais à La Chapelle, depuis plusieurs années, des campements informels s’installent, des gens survivent à même le trottoir. Toutes les associations humanitaires et collectifs de citoyens y font un travail précieux que l’Etat ne reconnaît pas. Les situations dégénèrent et l’Etat finit par démanteler pour faire place nette. Ce qu’on ne voit pas n’existe pas. En novembre 2015 je suis à Francfort. L’immense gare centrale est pleine de réfugiés, familles, petits groupes de jeunes hommes, qui jusque tard dans la nuit traversent le hall, se regroupent, cherchent leur chemin. Les femmes syriennes serrent leurs enfants dans leur bras, les grandes tentes de la Croix rouge sont présentes à l’intérieur même de la gare et proposent un accueil éphémère, une boisson chaude, un soutien médical. Partout en Allemagne, chaque citoyen est confronté à cette arrivée. En juin 2016, Catherine Boskowitz et moi prenons le bus, depuis Dijon vers la Grèce. Nous traversons l’Europe comme on traverse l’Histoire, via les noms que l’on connaît des livres de classe, lieux de batailles, de sièges et de frontières mouvantes : Milan, Trieste, Zagreb, Sarajevo, Pristina, Skopje, Thessalonique enfin. Nous allons à la rencontre des réfugiés, mais aussi des Grecs qui aident les réfugiés. Nous rencontrons beaucoup de tristesse et beaucoup de misère, mais c’est aussi une des expériences les plus constructives de ces dernières années. Nous rencontrons une réelle solidarité humaine : ils sont si nombreux ceux qui, individuellement ne supportent plus l’indifférence, et font le voyage pour venir aider. Aider à faire à manger dans une cuisine de fortune au milieu d’un paysage de tentes, apporter quelques soins quand ils en ont les compétences, fournir un accès internet aux camps de toiles, faire de la musique ou jouer avec des enfants désœuvrés. Depuis, à chacun de mes passages à Berlin, je suis touchée par les éclats de voix, les échos de dialectes syriens dans le métro, les restaurants aux noms damascènes, les magasins reproduisant l’ambiance des marchés d’Alep. Les Syriens sont là. Ils apprennent de nouvelles langues, de nouvelles compétences, ils construisent de nouvelles existences, ils font des enfants, ils ouvrent des magasins. La diaspora se construit. C’est sans doute le 5e acte. Comment vivre en diaspora, déraciné, et néanmoins nourrir une identité commune. Le projet TRAVERSES est né de tout cela. De ma rage de voir l’Europe employer tant de moyens à protéger ses frontières et si peu à accueillir les migrants. De mon admiration pour ces individus qui, forcés de se projeter dans l’inconnu, déploient une énergique détermination pour continuer leur existence, maintenir leurs liens familiaux, nouer de nouvelles attaches, se construire : vivre. De mon étonnement à constater la plasticité des communautés, leur force à recommencer, reconstruire, réinventer des formes de vies communes. Du besoin d’établir une sorte de registre, infime et exemplaire, de différentes trajectoires, voyages, évolutions telle une mémoire collective. Leyla-Claire Rabih |
AuteurLeyla-Claire Rabih est metteur en scène et traductrice. Formée à la mise en scène à Berlin, elle travaille en France et en Allemagne et axe son travail autour des écritures contemporaines. Elle dirige la compagnie Grenier/Neuf, installée à Dijon. De 2011 à 2018, elle co-dirige, avec Frank Weigand, « SCENE», anthologie de textes de langue française traduits en allemand. Depuis 2013, elle travaille autour de la Syrie et crée Chroniques d’une révolution orpheline, à partir de trois textes de Mohammad Al Attar. Archives
Octobre 2018
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