Nous remontons dans les voitures et changeons de site. Le deuxième camp où nous arrivons est beaucoup plus désolé que le premier. Tout de suite, une nuée d’enfants nous entoure, des femmes nous interpellent, posent des questions, demandent d’où je viens, montrent leur enfants, font état des problèmes : celle-ci est sourde, celui-là s’appelle comme ceci. La première impression est celle d’un dénuement total. Une sensation d’impuissance me submerge. J’aurais presque envie de remonter tout de suite dans la voiture confortable de l’ONG. Souad, la jeune femme qui m’accompagne fait les présentations et propose une interview avec une très jeune femme, l’air épuisé, mais qui dit tout de suite : « Tu peux me filmer, me prendre en photo et faire ce que tu veux avec les images je m’en fiche ». On cherche un endroit à l’écart des enfants, très excités à la vue de nos appareils photos. Ici la première pièce de la maison est entièrement vide, le sol de béton juste couvert d’une natte en plastique sale. Dans un coin deux étagères accueillent les objets les plus nécessaires : un réveil, un miroir dans lequel Mazhaiya vérifie la position de son voile avant de commencer. On installe deux chaises en plastique et l’enregistreur entre nous sur une caisse. J’ai l’impression d’installer le décor de mon dernier spectacle "Chroniques d’une révolution orpheline", le dispositif d’interview pour le deuxième texte "Tu peux regarder la caméra". J’ai en tête la réflexion amusée d’un ami à qui je confiais mes difficultés à trouver des Syriens à interviewer : "Tu me fais penser au personnage de ton spectacle, cette fille qui voulait faire des interviews". Drôle de boomerang entre la fiction et la réalité. Je suis ici pour préparer un projet de théâtre. Et rattrapée par la réalité. On commence à poser quelques questions. Et c’est la réalité sordide de Mazhaiya qui nous rattrape. Elle vient du nord d’Alep, de la campagne. Elle a toujours travaillé dans les champs. Elle est analphabète. Elle semble n’avoir pas 30 ans et a 4 enfants, dont deux sont sourds. Je reconnais ici les séries de handicaps dans les fratries que j’ai déjà pu observer en Syrie, en me demandant si cela venait de mariages consanguins, les mariages entre cousins germains étant fréquents dans les milieux les plus pauvres et les plus conservateurs. Son mari est parti, elle est donc seule avec ces 4 enfants, sans ressources. Sa mère est aussi ici, avec des problèmes de santé. Les enfants ne sont pas scolarisés car les écoles publiques ne les acceptent pas et qu’elle n’a pas d’argent pour les école privées. ( Et où ? Et comment s’y rendre ?). Nous sommes dans une région agricole et je m’étonne qu’elle ne puisse pas trouver du travail, mais elle répond qu’elle ne peut s’absenter et laisser les enfants seuls. Son fils aîné a 8 ou 10 ans et vend des paquets de Kleenex ou de chewing-gum aux automobilistes au bord de la route. Il rapporte, dit-elle, parfois 3000 livres par jours (c’est l’équivalent de 1,70 € et même au Liban on ne peut rien faire). Elle nous explique qu’avec la moitié de cette somme, elle a acheté une bouteille de PepsiCola que les enfants se partagent sous nos yeux. Elle énumère ce qu’elle doit payer, le loyer pour le terrain où est posé son baraquement, le bois où est posé le plastique de la bâche, elle nous fait comprendre qu’elle est à la merci des raquetteurs et harceleurs de toute sorte, qui lui promettent un visa pour l’Europe moyennant 500 dollars, qui l’appellent la nuit en lui demandant de sortir de sa maison. Et pourtant elle est consciente de tout. Du fait quelle est vulnérable parce qu’analphabète, ne pouvant pas lire les panneaux routiers et leurs directions, du fait que ses enfants ne pourront rien faire sans instruction, que tout travail requiert d’avoir été à l’école. La chose qui a le plus changé entre sa vie d’avant et celle présente, c’est qu’elle est seule responsable de 4 vies en plus de la sienne. Pourtant elle nourrit l’espoir, ténu, oui, de revenir en Syrie, et oui que ses enfants puissent aller à l’école…
Nous remontons dans la voiture, les enfants font des grands signes de la main.
Nous répondons de la main, ravalant notre honte et notre impuissance.
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AuteurLeyla-Claire Rabih est metteur en scène et traductrice. Formée à la mise en scène à Berlin, elle travaille en France et en Allemagne et axe son travail autour des écritures contemporaines. Elle dirige la compagnie Grenier/Neuf, installée à Dijon. De 2011 à 2018, elle co-dirige, avec Frank Weigand, « SCENE», anthologie de textes de langue française traduits en allemand. Depuis 2013, elle travaille autour de la Syrie et crée Chroniques d’une révolution orpheline, à partir de trois textes de Mohammad Al Attar. Archives
Octobre 2018
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