Lundi 1er octobre, il fait chaud cet après-midi. On prend l’autoroute vers le sud et on quitte assez vite Beyrouth. C’est un peu moins construit que vers le nord, ce n’est pas tout à fait la même enfilade d’immeubles se faisant suite, de constructions sans fin, villes se succédant les unes aux autres comme entre Beyrouth et Jounieh. Le sud de Beyrouth est plus aéré. L’autoroute longe la côte, le ruban de mer nous suit contre l’horizon. On traverse Saïda, ville très sunnite, avant d’entrer dans les territoires très chiites. Les ronds-points pourtant très rares dans ce pays, se succèdent. Le trafic est dense, chaotique. Un des ronds-points arbore une statuaire particulière : la carcasse d’un char israélien planté dans un socle de béton, vestige d’une guerre qu’on a gagné contre l’envahisseur du sud. Puis on continue sur l’autoroute. Tout à coup au milieu de l’autoroute des blocs de béton entravent le passage : barrage militaire, un soldat armé jette un œil rapide dans le véhicule ; comme aux nombreux autres barrages dans le pays, aux changements de districts, de régions, on passe. Puis l’autoroute s’arrête d’un coup, la route fait une embardée sur la droite, devient file unique, piste à peine goudronnée, serpente entre deux remblais de terre avant de continuer normalement. La route s’est un peu éloignée de la mer, qui reste visible au loin, derrière de grandes bananeraies. C’est vert, paysage agricole. Des ornements particuliers apparaissent dans le paysage. Les affiches des différents leaders des différentes factions politiques sont présentes dans tout le Liban, mais ici il y a une insistance toute particulière. Le regard rencontre à profusion de grands portraits des leaders chiites, représentés à côté de l’effigie des martyrs célèbres, de grandes banderoles avec des slogans politiques, les drapeaux jaunes ou noirs du Hezbollah, le drapeau libanais et même, à certains endroits, le drapeau iranien. On ne peut hésiter sur le leadership de la région. Quand on arrive à Tyr, « Sour » en arabe, il fait gris, et il pleuviote, mais il ne fait pas moins chaud c’est étonnant. La voiture longe des rues très commerçantes, toutes lumières allumées, se faufile entre les immeubles. Dans une rue pas très longue mais très fréquentée, parmi les magasins, au rez-de-chaussée d’un immeuble résidentiel, il y a les locaux de l’association Amel. Amel est une organisation d’aide médicale et psychosociale, fondée pendant la guerre civile, issue de la gauche libanaise, attentive à la cohésion entre les communautés. Un grand couloir central très large dessert plusieurs petites pièces. Dans le bureau principal, Mona était prévenue de notre arrivée, elle a convié deux femmes, réfugiées syriennes d’un certain âge, qui se prêteraient à une interview. La première nous salue chaleureusement, se désiste aussitôt et quitte les lieux. La deuxième nous fait bien comprendre que si elle est d’accord qu’on enregistre nos échanges, elle ne veut pas qu’on la filme, même s’il s’agit uniquement des mains. Nous nous installons dans une petite pièce de consultation. Il y a tout juste de la place pour une table d’auscultation le long du mur latéral, un petit bureau sous la fenêtre, un fauteuil à roulettes derrière, deux chaises en face, un climatiseur au dessus de la fenêtre et un ventilateur au dessus de la porte, à coté d’une étroite armoire. Pendant que j’installe le matériel, une autre femme, plus jeune, arrive pour l’interview et nous proposons de faire les deux interviews en même temps. On s’installe donc, les deux femmes derrière le bureau, dos à la fenêtre, nous de l’autre côté, l’enregistreur au milieu de la table. On a allumé le climatiseur parce que la pièce est toute petite, qu’il fait chaud et que ces deux femmes sont voilées et habillées beaucoup plus chaudement que nous. Elles répondent volontiers aux questions. La première, plus âgée, est peu loquace au départ et puis s’enhardit, elle prend de l’assurance au fur et à mesure que la deuxième répond longuement et de manière assez étayée et profonde. Elles s’écoutent, et lorsque l’une parle, je peux suivre les réactions, l’assentiment ou les désaccords, les nuances à apporter, sur le visage de la deuxième qui se retient d’intervenir.
Quand on leur demande si elles rêvent de rentrer, dans l'idéal Oui ! Mais elles savent très bien que ce n’est pas possible, et décrivent très bien cette désolation dans laquelle elles se sentent. Elles sont prisonnières. Elles ne peuvent ni penser rester au Liban, s’y établir, construire une existence, ni retourner en Syrie, pays dévasté et dangereux. Elles savent l’une et l’autre qu’il n’y a pas d’issue et c’est ce qui rend l’entretien le plus difficile. « Je ne peux pas rentrer c’est hors de question. Pour moi, cela irait, mais du temps que mes enfants sont en danger, je ne rentrerai pas. » Qu'est ce qui a changé dans leur existence, ont-elles l’impression d’avoir changé ? Khaoula dit « Depuis que je suis là, il ne s’est rien passé. Moi, je ne dis plus rien, je n’ouvre plus la bouche ! » C’est-à-dire qu’elle laisse passer toutes les humiliations, les choses choquantes dont elle est témoin. Nawal par contre, compare son existence avant en Syrie, où elle était toujours accompagnée dans ses déplacements par un frère ou un cousin, pour toutes les démarches, pour toutes les obligations officielles, avec son existence actuelle, dans un pays où elle n’a aucun repère : elle est seule responsable de ses enfants et obligée d’assumer ses responsabilité seule. Elle est donc obligée de se projeter dans un univers qu’elle ne connaît pas. Elle se déplace seule pour trouver une école, un cours, un médecin pour les besoins de ses enfants. Elle raconte cela non sans une certaine fierté, comme la prise de conscience d’une autonomie nouvellement acquise, extrêmement difficile et précaire, mais acquise quand même. Concernant la façon dont se structure une entraide entre réfugiés, Nawal parle d’une solidarité évidente de la part des palestiniens-syriens. Les autres réfugiés n’aident pas forcément mais les palestiniens-syriens, qui ont vécu dans les camps palestiniens en Syrie très longtemps avant de fuir la guerre ou la répression, sont les plus prompts à partager du pain, du sucre, du thé, à venir en aide, à donner une couverture, un matelas, un oreiller. Cela semble plus difficile entre Syriens. J’ai envie savoir, sans pour autant oser poser la question, si elles ont conscience des raisons de cette différence. Cette solidarité vient-elle de l’expérience d’avoir été réfugiés depuis trois générations ? Est-ce que c’est cela qui abolit les frontières ? Qu’est ce qui fait qu’on peut manifester de l’empathie, de la solidarité, de l’humanité dans la difficulté ? Plusieurs fois pendant l’entretien, j’ai les larmes aux yeux, plusieurs fois aussi les rires fusent. Au bout de plus de deux heures d’échanges, nous sommes tous très conscients d’une situation désespérée ; et en même temps ces deux femmes se sont rencontrées, et semblent heureuses d’avoir parlé, en tous cas c’est l’impression qu’elles me font. Nous les raccompagnons en voiture dans la nuit tombante. Les politesses d’usage s’échangent : « Venez, entrez chez nous, entrez prendre un café, restez dîner chez nous, restez dormir chez nous… ». Quand on pense à leurs conditions de vie, cette hospitalité est touchante, et pourtant rapidement contrée..
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AuteurLeyla-Claire Rabih est metteur en scène et traductrice. Formée à la mise en scène à Berlin, elle travaille en France et en Allemagne et axe son travail autour des écritures contemporaines. Elle dirige la compagnie Grenier/Neuf, installée à Dijon. De 2011 à 2018, elle co-dirige, avec Frank Weigand, « SCENE», anthologie de textes de langue française traduits en allemand. Depuis 2013, elle travaille autour de la Syrie et crée Chroniques d’une révolution orpheline, à partir de trois textes de Mohammad Al Attar. Archives
Octobre 2018
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