9/10/2018 0 Commentaires Premiers joursIl y a quelque chose de très ambivalent pour moi dans le fait de venir ici à Beyrouth. Cette ville détruite par des années de guerre, par des années de spéculation immobilière et de corruption, de construction sans aucun sens de l’urbanisme. Il y a quelque chose de très ambivalent pour moi dans le fait de venir chercher ici des traces de l’histoire syrienne. Tous les bâtiments ici rappellent la guerre, tout comme l’hélicoptère qui passe au-dessus de moi en ce moment, tous les bâtiments me rappellent ceux que je ne verrai pas : ceux qui sont à 90 km d’ici, de l’autre côté de la frontière. Les villes syrienne détruites que je ne verrai pas : les bâtiments, la vie quotidienne pendant la guerre, tous ces petits arrangements que les gens ont dû faire pour continuer de vivre : récupérer l’eau, détourner les tuyaux, rétablir l’électricité, toutes ces stratégies pour réparer après un bombardement, un obus… Survivre. Résister à la chaleur, déjouer les intempéries. Il y a quelque chose d'ambivalent à être ici. Dans cette ville où je peux indifféremment parler le français et l’arabe, laisser planer le doute sur mon identité et mes origines. Être heureuse quand on ne me pose pas la question, quand je passe incognito pour une chrétienne du quartier en achetant mes nus pieds à 10 000 lires libanaises, c’est à dire 5 €. Être maligne quand on me pose la question « Vous êtes libanaise ? » et répondre en évitant les révélations qui fâchent, « Je suis française mais j’ai des origines ici » . Quand on me félicite de mon arabe… Ne pas dire dans ce quartier très chrétien et très à droite (les affiches annonçant les activités scouts de l’église du quartier arborent des photos de jeunes faisant un salut.. presque hitlérien…) que je suis d’origine syrienne. Au risque de voir la bienveillance de mon interlocuteur disparaître. Mais je fais attention, je m’adapte, je me fonds. Je marche dans les rues de Furn El Chebback, mon œil est attiré immanquablement par les traces, les cicatrices des combats, les détails qui ont été refaits et qui tentent de masquer les trous en rafale sur une façade, tiens-là les marches d’escalier rabotées par peut-être des éclats d’obus , un petit balcon rafistolé, là encore les gens continuent de s’accrocher pour vivre. Il me semble urgent de voir cela avant que tout ne soit remplacé. Car partout on construit. Partout des chantiers. On construit des tours résidentielles, qui semblent rester vides, celle qui est à 5m de notre immeuble est de 12 étages, il y a 2 appartements occupés, un au 4e, l’autre au 9e étage. Le soir, je peux voir la bonne philippine qui prépare le lit des enfants. On continue de détruire Beyrouth pour laisser la place à de grandes tours sans homme et sans style, il faut bien le dire. Cette espèce d’acharnement de l’œil à débusquer les traces de la guerre et des stratégies de survie sur les bâtiments me rappelle mes premiers temps à Berlin bien-sûr. C’est la même obsession. Mais cela me rappelle aussi mes promenades dans les contreforts du Tibet avec Didier il y a quelques années. Être le spectateur d’un monde qui disparaît, voilà peut-être ce qui m’intéresse le plus. Non pas ce spectacle de la disparition mais plutôt être le scrutateur de ce qu’il reste, de ce qui s’acharne, de ce qui demeure, de ce qui résiste à l’effacement et à la disparition. Ici de mon balcon je ne peux pas voir les montagnes qui sont en face de moi. Leur sommet disparaît dans la brume, sous l’effet de la chaleur ou de la pollution ou des deux à la fois. Je repère les lumières urbaines qui grimpent le long des flancs, qui s’évanouissent dans la brume. Je sais que de l’autre côté des montagnes, derrière le Mont Liban il y a la plaine de la Bekaa. Je sais qu’après il y a la frontière syrienne. Donc si je regarde vers les montagnes, au bout de cette route qui grimpe dans la ville, de l’autre côté c’est Damas. Damas c’est encore plus mystérieux pour moi, je m’y sentirais encore plus étrangère. A Damas, à Alep, à Homs, je ne pourrais pas laisser aller mon regard à faire l’état des lieux des destructions, à traquer les traces de la guerre. Beyrouth est pour moi une ville de substitution. Comme Berlin était une ville de substitution il y a des années. Et c’est dans ces villes de substitution que je me sens le mieux, pouvant jouer des allées et venues, des détours, tant géographiques qu’identitaires.
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AuteurLeyla-Claire Rabih est metteur en scène et traductrice. Formée à la mise en scène à Berlin, elle travaille en France et en Allemagne et axe son travail autour des écritures contemporaines. Elle dirige la compagnie Grenier/Neuf, installée à Dijon. De 2011 à 2018, elle co-dirige, avec Frank Weigand, « SCENE», anthologie de textes de langue française traduits en allemand. Depuis 2013, elle travaille autour de la Syrie et crée Chroniques d’une révolution orpheline, à partir de trois textes de Mohammad Al Attar. Archives
Octobre 2018
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